Les «frœurs» n’ont plus la cote

L’égalité entre les êtres humains doit-elle aussi passer par des profondes modifications du langage? Le débat fait rage, y compris dans les administrations publiques.

«L’adjectif qui qualifie plusieurs noms de genres différents s’accorde automatiquement au masculin.» Voilà ce que continuent d’apprendre les élèves francophones du monde entier. Cette antique règle franchement machiste s’applique aussi à d’autres langues. Au point que nombre de linguistes et de politiques estiment que ces règles patriarcales contribuent à banaliser les inégalités entre femmes et hommes. Et donc qu’il faut modifier la langue.

Compliquée & contraignante.

«L’écriture inclusive ou le langage épicène, qui privilégie des expressions qui s’adressent pareillement aux deux sexes, permettent d’augmenter la visibilité de la diversité des genres», estime la conseillère de Ville écologiste biennoise Myriam Roth. Son parti s’appelle d’ailleurs officiellement «Les Verte.s». «Lorsque l’on réfléchit à écrire sans que le ‘il’ soit au premier plan, on réfléchit aux autres personnes qui elles aussi ont leur place dans l’écriture».

Sa collègue socialiste romande Isabelle Torriani émet par contre quelques réserves. «L’écriture inclusive est compliquée à appliquer. Il est très contraignant de rédiger en utilisant ce type d’écriture. Fondamentalement, elle répond à l’idée de ne négliger personne et il est louable de vouloir citer les femmes également. Cependant, cette écriture alourdit les textes.» Pour sa part, la conseillère de Ville et députée UDC biennoise Sandra Schneider est bien plus catégorique. «Pour moi, la langue genrée est un diktat linguistique et l’expression d’une politique autocratique d’extrême gauche. La langue est un pouvoir et l’on veut ainsi dicter aux gens la manière d’écrire, de parler et, en fin de compte, de penser.»

Fins politiques.

Le débat n’est pas anodin. En juin 2022, le Conseil national avait accepté par 98 voix contre 77 une motion exigeant de renoncer à l’écriture inclusive ou non genrée, «car la langue ne doit pas être utilisée à des fins politiques et la déconstruction du langage pour des raisons idéologiques ne doit en aucun cas trouver écho dans notre administration». Pour des raisons formelles, la motion avait ensuite été classée, mais le débat fut vif.

D’ailleurs, la même année, la majorité de droite du Grand Conseil genevois avait aussi décidé d’interdire à l’administration cantonale d’user de certaines formes d’écriture inclusive comme les «.», les «e.s» et les «x».

Nombreuses questions.

Institutrice, Isabelle Torriani aurait plutôt tendance à abonder en ce sens. «Dans ma profession, enseignante à l’école primaire, on n’aborde pas cette question. Les notions de français enseignées sont déjà considérablement compliquées!» Mais elle ne cache pas ses interrogations. «C’est en politique que je me questionne le plus souvent. L’utilisation de l’écriture inclusive permettrait d’affirmer l’importance à accorder à la place des femmes. Pourtant, j’y renonce généralement pour alléger les textes.»

Même si elle émet aussi quelques doutes, l’écologiste Myriam Roth reconnaît certaines vertus à l’écriture inclusive ou non genrée. «La progression de l’égalité des genres peut et doit se faire sur un multitude de plans. Mais les changements doivent avoir lieu de manière bien plus globale. En particulier à l’intérieur des systèmes qui ont l’habitude de prioriser les hommes.» Mais pour Sandra Schneider, ce n’est pas en modifiant des règles linguistiques que l’on fera progresser l’égalité entre femmes et hommes. «S’il s’agissait pour ces milieux politiques d’une véritable égalité, on ne trouverait pas leurs représentantes à la grève des femmes, mais à l’école de recrues de l’armée suisse ou comme ouvrières du bâtiment.» À chacune et à chacun de juger.

Source: Mohamed Hamdaoui, BIEL-BIENNE